LA GUERRE DE L'AIR NATAL
Excepté les vingt premiers jours, LUC DECAUNES ne fut jamais enfermé dans un stalag, mais envoyé en commando, c'est-à-dire astreint au travail et mêlé à la vie des civils, comme la grande masse des prisonniers. Il fera divers métiers : jardinier, magasinier, éboueur, charbonnier, blanchisseur, fossoyeur, ouvrier fondeur, casseur de pierres, ouvrier dans une usine d’armements.
Plusieurs fois condamné à la prison militaire, il passa vingt jours au secret et resta pendant huit mois dans un camp disciplinaire. Cette existence laborieuse fut pour lui lune expérience révélatrice de la dureté de la vie ouvrière et de la peine des hommes.
Pour échapper à sa condition de prisonnier, il écrivait le dimanche, les jours de fête, et surtout le soir après le long et épuisant travail quotidien.
Fin novembre 1944, il fut arrêté pour sabotage dans son usine d’armement et n’échappa au tribunal et à l’exécution qu’en s’ébouillantant un pied. Transféré à l’hôpital, la complicité de médecins français et polonais lui permit d’y attendre la libération de Leipzig par les troupes américaines, le 18 avril 1945.
Contre toute attente, c’est en captivité que LUC DECAUNES connut quelques unes de ses plus belles heures de bonheur poétique. « L’Air Natal » qui parut en 1944 aux Editions de la Baconnière, se compose de poèmes qu’il envoya d’Allemagne à sa mère et qu’elle remit à Albert Béguin, sur la demande de celui-ci, pour publication dans « Les Cahiers du Rhône ».
C’est l’ouvrage le plus original qu’il ait écrit, celui où, plus qu’ailleurs, il parle « la langue de la liberté » pour lui-même d’abord, pour les autres ensuite.
La poésie pour LUC DECAUNES fut à cette époque, la seule activité à laquelle il pouvait se livrer sans risque, sans contrainte. Elle était un moyen d’exister à ses propres yeux. Aussi a-t-il beaucoup écrit pendant les trois premières années de captivité, un peu moins en 1944, moins encore pendant les derniers mois.
Ces années furent, pour LUC DECAUNES, parmi les plus fécondes, celles qui permirent de donner la mesure de son talent.
Il n’écrivit pas que des poèmes. Il composa aussi une farce ubuesque « Le Docteur Tatin », jouée par ses compagnons de captivité, une pièce sérieuse qu’il égara, un essai important sur la condition de l’homme dans un monde ordurier où, à travers ses admirations, ses espérances, sa conception de l’amour et du plaisir, émerge toute une mythologie d’un Paris vécu et imaginaire.
Il écrivit aussi un gros roman « Les Idées Noires », dans lequel, comme saisi d’une sorte de délire verbal, le poète a accumulé le trop-plein de son délire verbal.
Mais « L’Air Natal », par ses dimensions et sa richesse, reste l’œuvre capitale de cette époque. LUC DECAUNES ne cacha pas qu’elle fut un sommet poétique, jamais égalé depuis. Ecrits pour oublier sa condition de prisonnier, ces poèmes ont une grande force intérieure. Touché par la nostalgie de la liberté, LUC DECAUNES parlera alors dans « L’Air Natal » son langage le plus humain, le plus exaltant.
Pour Albert Aygueparse, « L’Air Natal » est sans doute le recueil le plus achevé de LUC DECAUNES :
« Chaque vers de DECAUNES est la cristallisation d’une pensée, d’une sensation, d’un moment de travail mental. La pensée qu’il véhicule est nourrie de vie. C’est pourquoi sa poésie est grave, passionnée, souvent inquiète, faite d’interrogations, parfois de contradictions, toujours en éveil, toujours frémissante, oscillant entre l’amour et la révolte. »
Si singulier que cela paraisse, étant prisonnier de guerre, LUC DECAUNES a pu écrire ses poèmes avec plus d’attention, plus d’amour qu’il n’eût pu le faire vivant à Paris. Par ailleurs, cette période de vacances forcées coïncide avec le moment où le talent de LUC DECAUNES entre dans ses années de maîtrise et de grande fécondité.
L’Air Natal marque dans l’œuvre de LUC DECAUNES un point culminant, une sorte d’accomplissement. Les pièces qui composent ce livre ont été choisies parmi les centaines de poèmes que le poète écrivit pendant quatre longues années de captivité. Ecrire, composer des poèmes, était la seule liberté qui lui fût tolérée, lui qui l’aimait tant, pendant que le monde devenait chaque jour un vaste capharnaüm. S’il n’est pas dupe de cette fausse quiétude car il sait qu’autour de lui les hommes s’entretuent, meurent dans des villes éventrées, que les valeurs séculaires s’écroulent, dans aucun autre de ses livres, LUC DECAUNES n’atteindra la plénitude et l’accent de vérité de « L’Air Natal ».