LA GUERRE FINIE, IL PUBLIE DEUX ROMANS
Après cinq années de captivité, LUC DECAUNES rentre en France. Rappelons que LUC DECAUNES a été fait prisonnier le 17 mai 1940, en Belgique dans la région de Philippeville par les Nazis et libéré par les Américains le 18 avril 1945 ) à Leipzig. Si son talent a mûri, les épreuves ont trempé ses conceptions poétiques.
Si le premier livre qu’il fait paraître à son retour est un petit volume de poèmes en prose « Le Sens du mystère », mélange de méditations et de rêves écrites avant la guerre entre 1935 et 1938.
Leur sens du mystère s’intégre tout naturellement dans le domaine de la poésie où LUC DECAUNES s’était exprimé jusqu’ici avec le plus de force, le plus d’originalité et le plus de talent. Cependant, il eût été faux de le croire prisonnier d’une seule forme d’écriture. Depuis toujours, existait en lui un conteur d’histoire.
Dès l’âge de 16 ans, écrire des romans fut une des ambitions de LUC DECAUNES, ambition qui se traduisit par au moins trois manuscrits complets datés de 1930, 1931 et 1934. Le combat poétique, la publication et la direction de « Soutes », la vie littéraire de Paris avaient empêché le romancier de s’accomplir entièrement. Il fallut la captivité pour qu’il trouva le temps de se remettre à la prose et d’écrire « Les Idées noires », livre de défense contre l’horreur des premiers temps de captivité.
Il conçut le projet de ce livre au début de sa captivité lorsqu’il était en route de la Belgique à l’Allemagne. Il n’était pas depuis deux heures derrière les barbelés du camp de Mühlberg, en Saxe, qu’il se mettait à écrire sur ses genoux ce gros roman « Les Idées noires ».
Pendant vingt jours de suite, accroupie dans la paille pourrie, en proie aux hallucinations provoquées par la faim, la soif et la fatigue, LUC DECAUNES écrit. Il écrit pour se défendre contre le désespoir, pour oublier sa déchéance morale et physique, il écrit pour survivre. Il s’agit pour lui de suppléer à la vie absente, d’affirmer sa présence par tout ce qu’il aime. Il va écrire ce livre d’une poésie intense, agressive, où le romantisme et le surnaturel s’entremêlent et dont chaque chapitre ouvre une porte sur l’interminable labyrinthe poétique qu’il parcourt pendant plus de 500 pages.
La moitié du roman fut écrite en une vingtaine de jours, dans une sorte d’exaltation onirique. Pour apaiser cette fringale d’écriture, LUC DECAUNES mendiait des feuilles de papier et des crayons auprès de ses compagnons prisonniers qui ont gardé l’image d’un homme vautré dans la paille, écrivant du matin au soir, sans se mêler à la conversation, étranger à ce qui se passait autour de lui.
Envoyé en commando, LUC DECAUNES mettra un an pour écrire la seconde moitié du livre qui parut tel quel. Il appellera ce roman une « anthologie de ses amours littéraires ». Les Idées noires paraissent en 1946.
Le second roman de LUC DECAUNES, « Je ne regrette rien », a été écrit en France, au lendemain de la guerre, mais suivant le même processus : la première moitié en huit jours, à la campagne pendant de courtes vacances, et avec une facilité déconcertante, alors que le romancier mettra deux ans pour écrire l’autre moitié.
Dans « Je ne regrette rien », tout est ramené à l’action : le style sec, rapide et sans bavures, conduit le lecteur au cœur du drame pour le chemin le plus courte, sans négliger pour autant le détail vivant, le fond de crédibilité propre au genre, presque indispensable si le romancier veut que celui qui le lit entre dans son jeu.
Depuis 1950, LUC DECAUNES ne fera plus paraître de roman.
Il reste assez surprenant de voir un écrivain doué, publié par l’un des meilleurs éditeurs parisiens, renoncer au roman après son second livre, alors que ce genre d’écrits demeure l’une des formes les plus originales, les plus complètes de la littérature, celle qui exerce sur le public l’attrait le plus vif.
Comme tant d’autres, LUC DECAUNES aurait pu faire passer dans le roman le meilleur de son imagination et enrichir ce genre littéraire. Ce n’est pas non plus le long et difficile travail qu’exige la prose qui le rebute, puisque, contre toute attente, vers le même moment, il va s’adonner à la critique littéraire qu’il tenait jusque là pour un art mineur, sans véritable valeur créatrice. Il écrira d’abord un essai sur Rimbaud : « Arthur Rimbaud ou le Jules Verne de la poésie », puis un « Charles Baudelaire » pour la collection Poètes d’Aujourd’hui de son ami Pierre Seghers.
Cette désaffection pour le roman surprend à moitié. LUC DECAUNES n’a jamais fait aucun mystère pour reconnaître qu’il déteste le travail routinier et la discipline pesante du roman. On ne peut cependant de se demander quelle sorte de livres il nous aurait laissés s’il avait continué à écrire des romans, jusqu’à quel point il aurait gardé à ses récits l’atmosphère de rêve des « Idées noires » ou si le réalisme serré et direct de « Je ne regrette rien » ne l’aurait pas emporté. Par leur architecture, par l’habile cheminement de l’intrigue, les romans de LUC DECAUNES sont de véritables romans, mais leur optique, leur style, sont ceux d’un poète pour qui la poésie est l’expression même du génie créateur.
Alors pourquoi abandonner le roman ? Citons l’avis d’Aygueparse: «Je vois dans pareille indifférence un arrière-faix du surréalisme. Comme beaucoup de poètes de sa génération, LUC DECAUNES est un héritier du surréalisme et tient la poésie pour la première, la seule activité créatrice digne de vie. »
Cette fusion entre la poésie et la vie fut parfois si intime que les poèmes, à une certaine époque, jaillissaient à longueur de journée. LUC DECAUNES écrivait partout, dans le métro, au café. Il interrompait sa classe pour griffonner des vers.
Le titre que LUC DECAUNES a donné à une trentaine de pages de prose s’intitule « L’Amour lui-même ». Datées de septembre 1942 à avril 1945, ces poèmes, hymnes, confessions, représentent un soutien moral du poète prisonnier, sa joie secrète. Pour Aygueparse, ce que LUC DECAUNES a écrit de meilleur se trouve dans « L’Amour lui-même » ; « comme on regrette, pendant qu’on lit L’Amour lui-même, que LUC DECAUNES ait renoncé si vite au roman, presque pour obéir à ce qu’il y avait de plus déraisonnable en lui. »
« L’Amour lui-même », comme « L’Air natal » ou « Les Idées noires », ne paraîtra qu’en 1952.
La même année, LUC DECAUNES publie un « Charles Baudelaire » chez Seghers et se passionne pour la critique littéraire. LUC DECAUNES a presque quarante ans lorsqu’il découvre que « la critique peut-être constructive, et que l’imagination possède le loisir de s’y manifester aussi bien que dans tout autre mode d’expression écrite. »
Ce « Charles Baudelaire » est un ouvrage plein de vues originales. On croyait que tout était dit sur l’auteur des « fleurs du mal ». DECAUNES démontre que nous sommes loin du compte. Après avoir fait sauter les masques qui ont trop longtemps soustrait à notre curiosité quelques faces essentielles du génie de Baudelaire, LUC DECAUNES n’a aucune peine à dégager la victoire esthétique de Baudelaire, à y déceler l’existence d’un langage poétique fort et lyrique ;
(Ces pages ont été retranscrites par Claude-Henri Marchand de Belmont-de-la-Loire en se servant principalement des souvenirs d’Albert Aygueparse)